Les modèles de langage introduisent de l’incertitude dans notre façon d’accéder à l’information, de la « consommer ». Contrairement aux systèmes déterministes qui fournissent invariablement la même réponse à une question donnée, les modèles génératifs produisent trop souvent des énoncés qui, à l’instar d’hypothèses, ne sont que plausibles.
Leur usage, désormais bien ancré dans notre quotidien, appelle une nouvelle posture critique. Ces outils soulèvent en effet de nombreuses interrogations quant à la fiabilité et à la validation de l’information non seulement pour les professionnels de l’information et les collaborateurs en entreprise, mais également, plus largement, pour chaque citoyen désormais confronté à une information dont la véracité est de moins en moins assurée.
Comprendre la nature des réponses générées
Le concept de logique floue, développé par le chercheur iranien Lofti Zadeh, repose sur l’idée qu’une proposition n’est pas strictement vraie ou fausse, mais qu’elle prend sa place dans un continuum de vraisemblance. Cette approche trouve une résonance particulière dans nos usages des LLM, non pas parce que ces modèles fonctionneraient sur cette logique, mais parce que leur nature non déterministe impose aux utilisateurs d’adopter cette posture.
Les LLM ne produisent évidemment pas leurs réponses à partir d’une réelle compréhension du monde (tout du moins pas encore), mais par une modélisation du langage. Lorsqu’un LLM complète la phrase « Le ciel est… », il propose les termes « bleu », « nuageux » ou « couvert » non pas en fonction d’une perception de la réalité, mais en raison de la fréquence d’apparition de ces associations dans ses données d’apprentissage. Cela signifie que ses réponses ne sont jamais garanties comme exactes, mais comme plausibles dans un contexte donné. Prudence cependant avec le raccourci qui laisserait à penser qu’un LLM donne toujours les mêmes réponses aux mêmes questions. Comme l’a bien vulgarisé Jean-Michel Bernabotto, ces dispositifs sont en fait « déterministes non déterministes » (lisez son post).
C’est là qu’intervient l’approche en logique floue de l’utilisateur : pour exploiter ces outils efficacement, il ne doit pas s’attendre à des affirmations binaires, mais à des degrés de pertinence qu’il devra évaluer, valider et contextualiser.
Le risque de sur-confiance dans les LLM
Si les modèles de langage se révèlent efficaces pour produire des contenus cohérents, structurés et bien formulés, ils restent néanmoins sujets aux hallucinations, même si l’architecture RAG limite ce phénomène. Le principal problème lié à ces hallucinations est l’assurance avec laquelle elles sont généralement énoncées par les LLM. Ainsi, une étude récente menée par Kaitlyn Zhou et ses collaborateurs (2025) indique que :
Les modèles de langage sont réticents à exprimer leurs incertitudes lorsqu’ils répondent aux questions, même lorsqu’ils génèrent des réponses incorrectes. Ils peuvent être explicitement invités à exprimer leurs degrés de confiance, mais tendent à être trop confiants, entraînant ainsi un taux d’erreur élevé (en moyenne 47 %) parmi les réponses formulées avec certitude.
Cette surestimation de leur propre fiabilité amène naturellement les utilisateurs à leur accorder une confiance excessive. En l’absence de mécanismes explicites de signalement de l’incertitude, l’usage non critique de ces modèles peut donc conduire à l’utilisation et à la propagation de fausses informations.
Danser en zone grise
Dès lors, l’esprit critique redevient la qualité majeure qu’il ne devrait jamais cesser d’être. La capacité à identifier les limites des modèles, à croiser les sources et à contextualiser les réponses est indispensable pour éviter d’être trop confiant dans ces systèmes.
Adopter une logique floue dans l’usage des IA ne signifie pas renoncer à l’exactitude, mais accepter que les réponses se situent dans ce continuum de vraisemblance déjà évoqué, qui va de vrai à … farfelu, ou de blanc à noir dans un interminable dégradé de gris. Dans cette perspective, plutôt que de rechercher une improbable vérité absolue cachée au cœur du LLM, il est préférable de tenter d’évaluer si une réponse est adaptée à la situation précise dans laquelle elle est donnée.
Une posture épistémologique qui trouverait probablement un écho dans le courant philosophique pragmatiste où la vérité n’est pas considérée comme un absolu, mais comme un processus d’ajustement aux situations, dans un objectif d’action.
Posséder des idées vraies signifie toujours qu’on possède de précieux instruments pour l’action ». William James.
Guider l’IA pour mieux se laisser guider par l’IA
Dès lors, plusieurs principes doivent guider nos interactions avec l’IA :
1. Penser en termes de vraisemblance plutôt que de vérité
Puisqu’un LLM ne fournit pas des faits incontestables, mais des réponses probables, celles-ci doivent être évaluées avec recul. Il faut nécessairement les confronter à d’autres sources, les comparer et distinguer ce qui relève du plausible, du conjectural ou du totalement erroné. Cette validation croisée est indispensable pour éviter de prendre une information pour argent comptant (et l’argent, c’est du temps…).
2. Tirer parti de la variabilité des réponses
Un LLM ne produit pas toujours la même réponse à une même question : ses formulations peuvent varier en fonction de la manière dont l’instruction est posée. Cette flexibilité n’est pas un défaut, mais un levier à exploiter. Reformuler une question, tester plusieurs formulations, comparer les résultats obtenus permet d’explorer un sujet sous différents angles, d’affiner la pertinence des réponses et de mieux en appréhender les tenants et aboutissants.
3. Challenger différentes IA
S’appuyer sur la réponse d’une seule IA est rarement suffisant. Comparer plusieurs formulations, sur plusieurs LLM, identifier les convergences et divergences et en dégager une vision d’ensemble permet d’obtenir une compréhension plus nuancée (et complète) d’un sujet. De nouveau, l’enjeu ne doit pas être de trouver « la bonne réponse », mais d’enrichir notre compréhension d’un sujet.
4. Exploiter leur logique probabiliste pour nourrir la créativité
Dans un contexte professionnel, les réponses d’un LLM doivent nécessairement être confrontées aux données dont on dispose déjà. Dans un cadre plus créatif, elles peuvent être utilisées comme des propositions ouvrant de nouvelles perspectives. Comprendre un minimum cette logique permet d’adapter son usage en fonction de ses besoins.
Pour résumer, les IA génératives peuvent aider à faire beaucoup de choses à condition :
- de savoir le leur demander en les poussant « promptement » dans leurs retranchements ;
- d’apprendre à jauger leurs résultats.
Conclusion
L’enjeu ne se situe donc pas dans une opposition stérile entre intelligence artificielle et intelligence humaine, mais dans leur bonne articulation. D’ailleurs, reformulons cette phrase et soyons plus ambitieux : l’enjeu se situe dans la bonne collaboration humain-IA.
Plutôt que de rechercher chez elles une impossible fiabilité (elles ne sont pas faites pour cela), il s’agit de développer une confiance éclairée en maîtrisant leurs usages et en intégrant à la fois leurs limites et leur potentiel.
Exploiter une intelligence artificielle avec intelligence (humaine), c’est donc reconnaître la nature incertaine de ses réponses et adopter une « démarche critique méthodique » (DCM ?) en retour. En questionnant, comparant et recoupant les résultats, il devient possible d’en tirer un savoir utile.
L’IA doit donc nécessairement passer du statut usurpé de source d’autorité, à celui d’assistant dont la valeur dépendra de la manière dont on l’interroge et l’évalue. Comme Socrate conduisait ses interlocuteurs à accoucher de leurs idées, nous devons apprendre à amener l’IA à accoucher de réponses pertinentes et, en retour, affûter notre propre pensée critique.
Un exercice de maïeutique numérique en somme.
