En 1915, en pleine Première Guerre mondiale, Robert Baden-Powell, pas encore « Lord » mais déjà « Impeesa », le loup qui ne dort jamais, publie un témoignage singulier intitulé : Mes aventures comme espion. Loin des tentes et des foulards scouts auxquels on l’associera plus tard, il y relate ses expériences d’officier du renseignement n’hésitant pas à jouer les entomologistes pour cartographier les positions ennemies.
L’espion, un héros méconnu ?
Dans l’introduction, de son ouvrage; il replace sa publication dans son contexte, à un moment où il considère que la guerre rendait ce type de témoignage plus légitime, voire nécessaire.
Il a été difficile d’écrire en temps de paix sur le sujet délicat des espions et de l’espionnage, mais maintenant que la guerre est en cours… il n’y a aucun mal à approfondir la question et à raconter certaines de mes expériences personnelles.
L’un des objectifs de Baden-Powell est de réhabiliter la figure de l’espion, souvent perçue comme immorale. Il explique ainsi que :
En premier lieu, il est bon de se débarrasser de l’idée que tout espion est nécessairement le personnage vil et méprisable qu’il est généralement considéré être. Il est souvent à la fois intelligent et courageux.
Il distingue plusieurs profils d’espions : les agents discrets qui préparent les opérations à long terme, les espions tactiques sur le terrain et… les traîtres, mus par l’appât du gain. Mais ce sont les premiers qui l’intéressent : ceux qui agissent avec sang-froid, loyauté et ingéniosité.
Mafeking : laboratoire du scoutisme
Pour bien comprendre l’origine de sa vision de l’audace et de la ruse stratégique, il faut revenir sur un épisode clé de sa vie : le siège de Mafeking, en Afrique du Sud, pendant la très sanglante Seconde Guerre des Boers (1899–1900).
C’est là, dans la ville assiégée dont il a le commandement, largement inférieure en moyens et face à un ennemi numériquement supérieur, que Baden-Powell va déployer son art du bluff.
Faute de véritables moyens militaires, il improvise par exemple un canon bricolé à partir d’un tuyau de locomotive et de rails refondus. Il exploite également une caronade du XVIIIe siècle redécouverte dans le pilier d’une ferme, des projecteurs factices, des mines remplies de sable. Une seule fut réellement explosive, juste pour impressionner, et cela fonctionna : les Boers n’osèrent jamais lancer d’assaut nocturne sérieux.
Mais surtout, c’est à Mafeking que germa l’idée fondatrice du scoutisme.
À l’époque, on ne parle pas encore de « scouts », mais de « cadets ». Baden-Powell remarque alors que l’on peut faire confiance à de jeunes garçons en leur assignant des missions claires. Sous l’autorité du jeune John Goodyear, un corps de cadets est formé. Ces adolescents en uniforme militaire anglais, souvent à vélo, assurent le courrier, livrent des messages jusqu’aux forts, et parfois, en civil, traversent les lignes ennemies pour recueillir des renseignements.
C’est avec eux que Baden-Powell orchestre ses supercheries. Ils participent à l’installation de fils de fer barbelés imaginaires, plantant simplement des bâtons pour simuler des réseaux défensifs, ou relayent les ordres lancés chaque nuit au porte-voix : « Couchez-vous, avancez, baïonnettes au canon ! »
Pendant que les Boers s’énervent et tirent dans le vide… ses hommes dorment.
Ce siège de 217 jours devient non seulement un fait d’armes, mais également le socle expérimental d’un nouveau modèle éducatif qu’il développera ultérieurement.
Déguisements, observation et papillons
Dans Mes aventures comme espion, on retrouve l’esprit de Mafeking.
À travers de nombreuses anecdotes, il dévoile les méthodes qu’il utilisait pour collecter des renseignements. L’une des plus connues reste celle où il se fait passer pour un collectionneur de papillons, profitant de ses croquis « naturalistes » pour dessiner discrètement des installations militaires.
Sa vision de l’espionnage valorise avant tout la capacité à faire preuve de ruse, de débrouillardise et de créativité. Qualités qu’il juge aussi essentielles sur le terrain que dans la vie.
De l’espion au pédagogue
Un siècle plus tard, Mes aventures comme espion reste une lecture intéressante, non seulement pour ce qu’elle révèle de l’esprit du renseignement au tournant du XXe siècle, mais aussi pour la philosophie qu’elle inspire : celle d’une transmission éducative fondée sur l’observation, la déduction, l’autonomie, le courage, l’aptitude à la discrétion, voire au camouflage, que Baden-Powell intégrera au cœur du scoutisme.
Il transformera ainsi certaines techniques apprises sur le terrain en activités éducatives, intégrées à ses (nombreux) manuels, dont le plus célèbre, Éclaireurs : cache-cache, jeux de piste, lecture de traces, repérages discrets, mais aussi des jeux de déduction, ou de mémorisation comme le jeu de Kim, qu’il emprunte à son compatriote Rudyard Kipling.
Un héritage d’actualité
Plus qu’un récit d’espionnage, Mes aventures comme espion nous parle d’intelligence stratégique et d’art de la ruse, la Métis diraient certains. Il permet aussi de comprendre comment Baden-Powell a transformé des expériences de guerre en principes éducatifs durables (il y aurait près de 60 millions de scouts et guides dans le monde).
Fort de son expérience de terrain, Baden-Powell savait ce que la guerre coûtait réellement. Il n’a donc jamais cherché à la glorifier, ni à faire des scouts de futurs soldats (ou espions). Il en a en revanche tiré une idée fondatrice : préparer les jeunes à être autonomes, lucides face à l’adversité et porteurs de paix tant que cela est possible.
Pour lui :
« Être prêt » (Be prepared) ce n’est pas seulement un mot d’ordre. C’est une philosophie. Sur le terrain… comme dans la vie.
