Nos outils n’ont de valeur que dans l’usage que l’on en fait. Pourtant, nous continuons de juger les LLM comme s’ils étaient tenus de délivrer la Vérité, token après token. Le verdict est alors sans appel : parce qu’ils « hallucinent », ils sont décevants, voire dangereux. Mais reprocherait-on à un marteau son incapacité à séquencer le génome ? C’est exactement l’erreur méthodologique, ou plutôt épistémologique, que nous commettons lorsque nous examinons un modèle probabiliste à l’aune d’une logique déductive classique.
Il est temps de changer de perspective…
Logique classique vs logique probabiliste
Entraîné sur des milliards de séquences textuelles, un LLM, prolonge un contexte par la suite de mots qui lui apparaît comme la plus probable. Cela n’en fait pas une bibliothèque universelle et cohérente, simplement un générateur de « plausibilités linguistiques ». Or la logique formelle, héritée d’Aristote, suppose la cohérence interne et la vérifiabilité externe de chaque proposition. Mettre un LLM au banc d’essai de cette logique revient donc à comparer une bicyclette à une fusée et à pointer ce qu’il n’est pas au lieu de s’interroger sur ce qu’il permet.
Les critiques les plus courantes – « le modèle fabrique des fausses information », « on ne peut pas lui faire confiance » – supposent implicitement qu’il devrait se comporter comme un oracle infaillible. C’est oublier qu’un tel modèle n’effectue aucune démonstration, mais se « contente » d’évaluer des probabilités dans un gigantesque espace linguistique.
Dans un raisonnement déductif, l’énoncé « A implique B » établit une certitude universelle, tandis que pour un LLM, constater que « phrase A » est suivie de « phrase B » n’implique qu’une chose : c’est la poursuite statistiquement la plus vraisemblable, sans garantie de vérité. En attendant du modèle qu’il nous dise la vérité, nous fabriquons l’impasse épistémologique qui nourrit notre frustration.
Un détour par la philosophie pragmatiste
Pour sortir de cette impasse, la philosophie pragmatiste nous rappelle que la valeur d’une idée ou d’une proposition ne tient pas à sa conformité à la Vérité , mais aux conséquences pratiques qu’elle entraîne :
- William James explique que « la vérité se fait, tout comme la santé, la richesse et la force se font au fil de l’expérience », ajoutant qu’une croyance ne demeure vraie que « tant que les événements continuent de la rendre vraie ».
- Charles S. Peirce définit la vérité comme « l’opinion destinée à être finalement admise par tous les chercheurs », soulignant la dimension collective et évolutive de la vérification.
- John Dewey, enfin, conçoit les idées comme des instruments d’action : est vrai ce qui « fonctionne« , ce qui aide à résoudre un problème concret – en somme, la seule question pertinente devient « Ça marche ? »
Appliquée aux LLM, cette perspective déplace la question du vrai : peu importe qu’un modèle délivre une vérité objective à chaque prompt. S’il nous aide à structurer notre pensée, à disposer d’un contenu à partir duquel on peut bâtir autre chose, ou à accélérer la résolution d’un problème, alors il est « vrai » dans l’usage qu’on en fait.
Paradoxalement, on pourrait dire que bâtir sur le sable de l’IA n’est pas un problème, car c’est le ciment de l’intervention humaine – discernement, logique – mêlée à l’eau de nos intentions qui le transforment en béton. C’est l’esprit humain qui rend la matière fournie par l’IA utile et concrete (oui, c’est volontaire)
La « vérité » des LLM réside donc dans leur capacité à nous aider à résoudre un problème spécifique, même si leur processus est probabiliste et non déductif. Dès lors, la bonne question n’est plus « le LLM dit‑il toujours la stricte vérité ? », mais bien : Sert‑il efficacement nos objectifs ?
Le risque de se cogner
Malgré l’accent mis sur l’utilité, le pragmatisme ne nie pas l’existence de la réalité externe. Contrairement à certains courants constructivistes radicaux, il admet que nos idées, aussi opérantes soient-elles, doivent se confronter au réel. La vérité n’est pas ailleurs… mais bien, là, dehors, à découvrir progressivement, même si cela passe par un cheminement pratique qui doit permettre de la dévoiler.
Le monde extérieur n’est donc pas nié : il oppose une résistance, confirme ou infirme nos croyances, et agit comme le filtre ultime de ce qui fonctionne durablement. Comme le résume Dewey, la vérité « grimpe vers le réel en s’appuyant sur l’efficacité » : une idée n’est pas vraie parce qu’elle séduit ou convainc à l’instant, mais parce qu’elle résiste aux chocs de l’expérience répétée, et une croyance reste confortable « jusqu’à ce que nous soyons réveillés de notre rêve flatteur par des faits rugueux (Peirce) ».
En effet, pour les pragmatistes, c’est lorsqu’une hypothèse se heurte aux faits qu’elle dévoile sa robustesse ou sa faiblesse. Une solution peut sembler « vraie » tant qu’elle est utile, mais si elle échoue à l’épreuve du réel, si ses effets s’avèrent délétères — par exemple en entraînant des erreurs à terme ou en affaiblissant la prise de décision — alors sa validité s’effondre : Le réel « sanctionne » le vrai.
C’est un point à garder en mémoire dans notre utilisation des LLM : si une « plausibilité linguistique » générée par un modèle est utile pour un certain type de tâche, elle ne doit pas pour autant être confondue avec une vérité irréfutable.
Vers un contrat social avec l’IA
À vouloir enfermer les modèles de langage dans le carcan de la Vérité, nous les condamnons à l’échec, tout du moins selon nos critères de validation habituels (parce que, soyons clairs, eux s’en fichent totalement). Adopter la perspective pragmatiste, c’est au contraire reconnaître leur aptitude à générer des pistes, à enrichir l’analyse, à accélérer l’exécution. Cela suppose d’assumer leurs limites, de concevoir des garde-fous techniques et organisationnels, et surtout de guider leur évolution à partir de l’observation concrète des usages : ce qui fonctionne, ce qui échoue, ce qui apporte de la valeur ou des risques. En ce sens, les retours d’expérience réels doivent primer sur des critères abstraits, souvent déconnectés des contraintes opérationnelles.
En définitive, un LLM bien intégré n’est ni un oracle infaillible ni un usurpateur de raison ; il est un « copilote statistique » qui, associé à l’esprit critique humain, augmente la portée de l’action. La question n’est donc plus : « Suis-je certain qu’il ne se trompera jamais ? », mais : « Comment puis-je tirer parti de ses forces tout en maîtrisant ses faiblesses ?« .
Il appartient désormais à chaque individu, chaque équipe, chaque métier, d’explorer cette zone de co-compétence et d’en définir les règles du jeu.
Sources :
- William James, Le pragmatisme. 1911.
- Charles S. Peirce, Comment rendre nos idées claires. 1879.
- John Dewey, Comment nous pensons. 1925.
Logigramme tiré de cet article :
