La connaissance, en tant que phénomène social, n’existe pas sous une forme centralisée mais sous la forme de fragments dispersés, dont chacun possède une partie – Friedrich Hayek
Dans un article de juillet 2023, j’expliquais pourquoi le service Readwise était devenu mon principal outil de Personal Knowledge Management (concept sur lequel j’ai un peu travaillé …).
Pour rappel, ce service permet de prendre des notes de lecture à partir de nombreux supports (pages web, PDF, epub, email, ouvrages papier via OCR,…) ou d’importer des notes existantes de différents services (Kindle, Raindrop, Inoreader, etc).
Le service stocke ces notes dans une base de données à partir de laquelle il est possible de les retrouver par mots-clés, par tags, mais aussi de les exporter vers d’autres services comme Notion, Evernote, Obsidian ou NotebookLM, afin de les exploiter différemment ou de les intégrer à d’autres informations.
Un RAG pour mieux exploiter vos connaissances
Ce qui m’amène à évoquer de nouveau Readwise est évidemment en rapport avec les IA génératives. En effet, il est désormais possible d’interagir directement avec les notes que l’on a prises via une nouvelle fonctionnalité de chat LLM. Readwise est donc désormais un RAG alimenté par l’ensemble des notes et captures de textes que vous avez réalisées au fil de vos lectures.
Concrètement, cette fonctionnalité ne se limite pas à retrouver les éléments qui vous ont marqué mais vous permet surtout de les exploiter. L’idée de « deuxième cerveau », bien que critiquable, prend ici une forme concrète, même s’il serait plus juste de parler de « mémoire d’appoint », dans laquelle vous allez pouvoir puiser dès que vous vous demanderez : « N’ai-je pas déjà lu quelque chose à ce sujet ? », « Cet auteur ne m’est-il pas déjà connu ? », ou encore « Quels éléments de connaissance ai-je déjà sur ce thème ? »
Disons-le, ce dispositif ouvre un potentiel fascinant pour les travailleurs du savoir en ce qu’il leur permet de :
- Retrouver facilement des informations qui les ont marquées.
- Établir des relations entre ces informations accumulées.
- Aider à la réflexion en facilitant l’acte même d’inter-ligere, de relier les idées entre elles (salut Jérôme Bondu).
Comment ça marche ?
Quelques exemples des mises en œuvre.
1 – Je recherche des éléments de connaissance ou de réponses sur un sujet :
- ex : Qu’est-ce que l’intelligence économique ?
- ex : Quels sont les penseurs libéraux français ? Quelles sont leurs idées ?
- ex : Qu’est-ce que la désinformation ?
2 – Je recherche des informations similaires (ou relatives) à d’autres.
Après avoir cliqué sur le bouton « Find similar highlights » à partir d’une note existante, j’obtiens les éléments d’informations suivants, tirés d’autres notes que le RAG considère comme thématiquement proches :
Ces résultats permettent de trouver rapidement des données et informations qui vont venir enrichir vos connaissances sur un sujet. Surtout, ils proviennent de contenus que vous avez vous-même sélectionnés. Des ressources qui, peut-être dans un objectif spécifique, ont attiré votre attention à un moment donnée. Ainsi, vous ne consultez plus simplement une masse d’informations, mais des bribes de connaissance en devenir que vous avez déjà jugé pertinentes par rapport à vos sujets d’intérêt.
Ce que cela implique dans notre rapport à la connaissance
Voilà qui apporte inévitablement plusieurs pistes de réflexion…
Piste 1 : Une mémoire augmentée ?
Le fait de ne plus tout à fait être en mesure d’oublier quelque chose que l’on a lu transforme notre rapport à la connaissance. Depuis des siècles, l’écriture nous a libéré de la nécessité de nous créer des « palais de mémoire » pour tout retenir. C’est notamment ce que lui reprochait Socrate, qui regrettait qu’elle crée une dépendance à une mémoire externe et freine le développement de la mémoire organique.
La bonne nouvelle, c’est que cette « béquille cognitive » n’a en rien empêché un Saint Thomas d’Aquin, un Friedrich Von Hayek ou un Raymond Aron de produire de l’intelligence. Elle leur a même probablement permis d’aller beaucoup plus loin, « juchés sur des épaules de géants » qu’ils étaient. Comme le dit le héros de Tous à Zanzibar, « on n’a pas besoin de tout savoir. On a besoin que de savoir où trouver ce qu’on cherche quand c’est nécessaire ».
Piste 2 : un savoir plus fluide, moins linéaire
Avec la possibilité de retrouver à tout moment les informations que nous avons collectées, notre compréhension devient réticulaire. Nous ne progressons plus selon une accumulation linéaire de savoirs (exit le modèle DIKW), mais à travers un réseau d’idées où chaque élément peut être relié à d’autres, y compris à ceux que nous avions temporairement oubliés. De là à savoir si cette approche favorise une pensée plus profonde ou, au contraire, plus morcelée…
Piste 3 : un dialogue avec soi-même à travers le temps
Questionner une base de connaissances patiemment constituée au fil du temps revient à instaurer un dialogue avec nous-même à travers les différentes étapes de notre vie. Ce miroir de nos préoccupations est susceptible de révéler l’évolution de nos intérêts, la persistance ou l’oubli de certains sujets, ainsi que l’émergence de nouvelles connexions, de nouvelles idées. Ce dialogue intérieur « externalisé » peut-il favoriser une meilleure compréhension de soi, une forme d’auto-analyse ? Peut-il conduire à une plus grande cohérence dans notre trajectoire de pensée ? Et s’il s’avérait que c’était le cas, serait-ce souhaitable ?
Piste 4 : une mémoire active qui façonne la pensée
Avoir accès à ces contenus sur le temps long revient à posséder de véritables « carnets de réflexion », ancrant certaines idées et évitant de repartir de zéro sur des questions déjà explorées. Cela permet aussi de faire émerger d’éventuels motifs récurrents dans notre pensée. Mais ce processus ne risque-t-il pas de nous enfermer dans des schémas de pensée préétablis ? Nos schémas de pensée.
Piste 5 : l’oubli comme une nécessité
Si un sujet qui nous préoccupait auparavant disparaît de nos pensées actuelles, devons-nous nous en inquiéter ? Le fait d’avoir accès à ces traces nous amène à questionner l’évolution de nos centres d’intérêt. L’oubli joue-t-il un rôle positif dans cette évolution ? Une mémoire trop exhaustive risquerait-elle de figer notre regard sur le monde, nous empêchant de le redécouvrir régulièrement sous un jour nouveau ? Serions-nous condamnés à vivre enfermés dans nos souvenirs, tels des hypermnésiques, prisonniers d’un passé perpétuellement accessible ?
Vers une nouvelle écologie du savoir
Depuis la nuit des temps, l’intégration d’outils dans notre quotidien, ici l’IA de Readwise, ne se limite pas à une simple extension de nos capacités de mémorisation. Elle redéfinit, de fait, notre rapport à la mémoire, au savoir ainsi qu’à notre propre psychologie. En nous permettant de dialoguer avec nos traces cognitives, ces technologies façonnent une pensée où, potentiellement, les idées ne se succèdent plus linéairement mais s’enchevêtrent, se renforcent ou s’opposent dans un jeu d’aller-retour constant.
Il devient alors possible d’observer la manière dont nos centres d’intérêt évoluent, d’identifier des motifs récurrents dans notre raisonnement, voire, pourquoi pas, d’anticiper les directions futures de notre pensée…
Mais cette mémoire externalisée soulève aussi de nombreuses questions. L’oubli, loin d’être une simple défaillance cognitive, est nécessaire au renouvellement de nos perspectives. Que deviendrait notre capacité à évoluer si l’on pouvait se référer, n’importe quand, à un passé non réinterprété à l’aune du présent (comme l’envisage Microsoft depuis longtemps) ? Ne risquerait-on pas de troquer la richesse du doute pour une mémoire trop rigide, où l’accumulation se substituerait à l’intuition ?
Readwise et les solutions du même type ne sont ni de simples gadgets, ni des solutions magiques : ils sont des extensions possibles de nos capacités cognitives. À nous de les apprivoiser et d’en faire des instruments d’exploration et d’imagination plutôt que des dispositifs d’ancrage, car après tout, une pensée qui ne se renouvelle pas, fût-elle assistée par l’IA, reste une pensée figée. Or, la compréhension naît du cheminement de la pensée. Mieux, elle est le chemin.
